Hier au conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon, salle Edgar Varèse, il était possible d’écouter dès 18h toute une série d’oeuvres électroacousmatiques. Pour les non-initiés dont je fais parti, la musique électroacousmatique, plus que tout autre, pense, ou mieux « esthétise » l’espace dans lequel elle diffuse les sons qu’elle produit. Je ne suis pas sûr que cette définition soit très juste, en tout cas, elle tente de mettre des mots sur l’expérience que j’ai vécu hier. En même temps, toutes les oeuvres qui nous ont été présentées, étaient accompagnées d’une illustration vidéo. Contrairement au cinéma, où la musique se cantonne le plus souvent à illustrer émotionnellement le propos du metteur en scène, les dialogues et plus généralement le scénario, où le récit est explicite, verbalisé, stylisé par des codes de mise en scène intériorisés par le spectateur, où la musique, ce langage certes universel, mais non verbal, ne peut que tenter de se faire une place au service de cet « empire du sens », ici c’est bien le plus souvent la musique qui évoque, qui fait voyager émotionnellement l’auditeur, et les images, fugitives, évocatrices, ne sont plus le langage directement assimilable des oeuvres cinématographiques. Les images sont, pour reprendre Marc-Alain Ouaknin, « érotiques ». C’est-à-dire qu’elles sont à la fois visibles et invisibles. Elles sont visibles, mais leurs sens « explosent » le cadre étroit de la verbalisation. Elles ne peuvent pas y être enfermées. Elles sont évocatrices de significations et de ressentis, et révocatrices des sens uniques qu’on est souvent tenté de donner pour se rassurer aux mots que l’on utilise.
Me serais-je déplacé si je ne connaissais pas Vincent? Ce n’est pas sûr, la musique électroacousmatique est encore réservée, comme je vous le disais au début, à un cercle d’initiés, précurseur et gourmand de nouvelles expériences auditives. Et il faut le savoir. Toutes ces oeuvres ne s’abordent pas comme on le fait habituellement pour les autres musiques. C’est un style de musique qui demande une présence particulière, elle ne peut réserver que des surprises. Elle demande d’être attentif à ses propres ressentis. Ils ne sont d’ailleurs pas directement accessibles. Hier suite au concert, j’aurais été bien incapable de dire quoi que se soit sur ce que je venais d’écouter. Quand je me suis présenté devant Vincent pour lui dire au revoir, c’était vraiment la seule chose sensé, honnête que je pouvais lui dire. Pas de phrase passe partout du genre « j’ai beaucoup aimé », où « les gens ont dû apprécier ». J’étais simplement face à un vide de références, à un vide de parole. Quand il y a trop de nouveautés, la sidération laisse en suspend le langage, il lui faut du temps pour se reformer. En l’occurence une nuit…
Aujourd’hui les mots reviennent, et il m’est possible de les partager. Outre des vidéos acousmatiques de Jean-Marc Duchenne (4 Préludes, Glissements hésitants du désir, Masques, L’île chavirée et Le temps perdu) et de Delphine Dupré (Reflets des intimes clartés) comme autant d’intermèdes entre les oeuvres nécessitant l’interprétation de musiciens, nous avons écouté trois oeuvres:
- tout d’abord Liquid Sky de Frédéric Kahn accompagné de vidéo de Sylvie Durand-Frenay, pièce pour trois percussionnistes;
- ensuite la composition de Vincent Laubeuf intitulé Fais-moi un chemin de lumière, accompagnée d’une vidéo plus minimaliste, interprétée à la clarinette par Anne-Lise Clément, extrait d’une oeuvre dédiée à Christine Calmon qui nous a quitté récemment;
- enfin LAB-SENS de Jean-Jacques Bénaily interprété par deux percussionnistes.
Puisque la musique est aussi une question de coeur, une part de nous-même y adhère au-delà d’une quelconque volonté. J’ai beaucoup apprécié Liquid Sky. Cette oeuvre était saisissante, les sons ont rempli l’espace, et leurs déplacements étaient vraiment palpables. La musique, très contrastée, alternait entre des bruits quotidiens et d’autres plus oniriques. En même temps, l’angoisse n’était jamais très loin. La fluidité écrite par Frédéric Kahn était présente dans tout l’auditorium, mais le ciel demeurait très présent. Cette fluidité aurait pu être angoissante si elle était restée confinée, mais les sons qui suscitaient une potentielle crainte se déplaçaient et s’épuisaient dans l’espace, dans l’ouvert. Certains éléments sonores et vidéos réapparaissaient dans le déroulement de la composition. L’oeuvre m’est apparue compacte, très contrastée, organique, presque vivante, assumant ses apparentes contradictions, oscillant entre l’évaporation des sons après leurs fracassantes apparitions et des images nouvelles ou récurrentes, des images limite fantasmées, des résurgences impromptues…
Ce qui m’a plu également dans toutes les oeuvres présentées, c’est l’activité qu’impose cette musique à l’auditeur. Ce n’est pas d’intellect dont j’avais besoin, mais de disponibilité. Ouvrir mon espace intérieur aux sons et aux images fragmentaires pour qu’ils puissent y résonner librement. Puis ensuite, laisser des mots émerger de cette écoute. La poésie me semble être la seule manière d’offrir une lecture pertinente des pièces que j’ai pu entendre et voir. Si elle ne peut se substituer aux intentions du compositeur, tout au moins permet-elle d’exprimer la sincérité de l’auditeur, même si sa capacité à se laisser pénétrer par cette musique n’est pas forcément au rendez-vous.
Tout le travail de Vincent, présenté dans une version abrégée, n’est justement pas entré aussi facilement. Son titre si poétique, Fais-moi un chemin de lumière emprunté à un fragment de texte égyptien trouvé sur un sarcophage, évoque le départ prématurée de Christine Calmon, une amie de la famille. Christine nous a quitté au début de l’été 2008. Vincent et Christine avaient un projet musical ensemble et même si la mort nous a imposé cette séparation, l’imagination de Vincent a maintenu un lien entre ce projet initial et la concrétisation d’une oeuvre originale et recueillie. Sans doute ce chemin de lumière n’est pas le plus aisé à emprunter. A trente ans passé, Vincent aborde courageusement cette finitude qui nous habite intimement. Malgré une musique très lente, émergeant régulièrement du silence, ornée des sursauts de la clarinette d’Anne-Lise, l’impression qui demeure est celle d’un assourdissant silence, celle d’une saturation d’impressions qui confine au black-out de l’esprit. Oui, il m’a été difficile de me rendre disponible à la musique composée par Vincent. Pourtant il est un rendez-vous important que je souhaite honorer au début de l’été prochain: le cycle que Vincent dédie à Christine sera en effet présenté au mois de juin dans son intégralité à l’Astrolabe de Melun.