Pierre Carles était présent samedi 27 novembre au Toboggan pour la projection de son dernier documentaire critique sur la télévision, intitulé Fin de concession (2010). Ce film forme avec Pas vu, pas pris (1998) et Enfin pris (2002), une trilogie sur les accointances entre le pouvoir politique et le pouvoir médiatique de la télévision. Dans Fin de concession, Pierre Carles part d’un questionnement très pertinent à propos du renouvellement automatique de la concession de TF1 à Bouygues en 1997, alors que Philippe Léotard, ministre de la culture à l’époque de la privatisation de la chaîne, avait souligné son intention de faire que la concession de la chaîne ne soit pas renouvelée automatiquement, mais soit remise sur le marché de la concurrence, comme une “épée de Damoclès” (l’expression est de lui) pour obliger le propriétaire temporaire de TF1 à une forme d’excellence.
Sans doute, ce qui pousse Pierre Carles à soulever cette question aujourd’hui, question que l’ensemble des journalistes d’investigation ont omis d’aborder, c’est bien évidemment le constat de la détérioration de la qualité des programmes diffusés par la première chaîne. Et Pierre Carles rappelle, au travers d’image d’archives passionnantes, comment Bernard Tapie a “coaché” les partenaires de Bouygues à l’époque. Le n°1 du bâtiment était en concurrence sur ce dossier avec Hachette. On y voit par exemple une représentante du journal “Marie-Claire” apprendre le texte qu’elle récitera au CNCL pour les convaincre de la supériorité de leur dossier sur celui d’Hachette. Bernard Tapie orchestre la manière dont chaque intervenant devra se comporter, quelles intonations il devra prendre, tout ça sous le regard attentif de Francis Bouygues. Toute cette partie du documentaire est passionnante. Pierre Carles montre avec beaucoup de savoir-faire, la façon dont Bouygues a mesuré l’exceptionnelle opportunité qui se présentait à lui, et comment il s’est donné les moyens de la saisir.
Bien sûr, on mesure aussi avec le recul, que le groupe industriel était prêt à tout promettre pour obtenir cette concession et à n’importe quel prix, parce que, comme l’a affirmé Francis Bouygues lui-même, c’est une occasion qui ne se présente pas deux fois. Et il avait raison… Aujourd’hui on mesure néanmoins le fossé (c’est un euphémisme) qui s’est creusé entre le cahier des charges auquel Bouygues s’était engagé à répondre, et la programmation de la chaîne. Pierre Carles rappelle la fameuse phrase de Patrick Le Lay sur l’approche business du métier de TF1 qui consiste à vendre aux annonceurs publicitaires du “temps de cerveau humain disponible”.
Toute cette partie est passionnante et amusante à la fois. Pierre Carles se montre un journaliste d’investigation libre, pertinent et impertinent, il travaille sérieusement pour obtenir des réponses aux questions qu’il se pose, sans pour autant se prendre au sérieux. Il est également surprenant de voir qu’il suscite la sympathie de nombreux confrères très attachés à leur métier d’investigation, même si ceux-ci se méfient des démarches qu’il adopte, comme Elise Lucet par exemple. Et c’est sur ce point où l’enquête m’a finalement le moins convaincu. Redouté par la plupart des journalistes et des hommes de pouvoir bien installés dans leur profession, Pierre Carles peine à obtenir les rendez-vous qu’il souhaite. Bernard Tapie, Jacques Chancel ou Audrey Pulvar repoussent toutes ses tentatives d’approche. Et pour cause, Audrey Pulvar, compagne d’Arnaud Montebourg, filmé et piégé durant le film, tout en ayant apparemment de la sympathie pour la démarche de Pierre Carles et sans doute aussi une certaine admiration pour ses documentaires d’investigation précédents, se méfie de l’image qu’elle pourrait lui offrir et de ce qu’il en fera. Du coup le documentaire perd de sa pertinence parce que ces refus successifs n’accréditent pas forcément la thèse d’un amalgame entre pouvoir et journalisme, mais plutôt le reflet de volontés personnelles:
- soit de réussir sa carrière ou au moins de ne pas l’infléchir dans un discrédit (Audrey Pulvar),
- soit de passer une retraite tranquille (Jacques Chancel),
- soit qu’on lui foute la paix parce que les procès il en a eu suffisamment (Bernard Tapie).
Ici j’ai regretté que Pierre Carles ne lorgne pas plus du côté des travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, d’autant que ces deux sociologues travaillent eux-aussi dans le sillage de Pierre Bourdieu, sociologue si proche de Pierre Carles.
Pierre Carles démystifie le pouvoir qu’elle qu’en soit les colorations. Il montre par exemple des images d’archives où l’on voit Jacques Chirac reprocher à François Mitterrand, sous le regard inquiet de Michèle Cotta, d’avoir nommé des hommes et des femmes à tous les postes clés des médias français. Finalement, la dérive actuelle dans les médias français n’est que la continuation d’une longue histoire. La nouveauté nous disent les Pinçon-Charlot, provient du fait qu’aujourd’hui cette collusion s’affiche beaucoup plus ouvertement. Du coup, comme l’affiche de Fin de concession le montre, c’est plutôt les médias, et ici en l’occurrence TF1, qui regardent le petit Pierre Carles se débattre dans son enquête sans véritablement qu’il puisse nous livrer les clés de cette collusion.

Une affiche à l'image du film
Malgré cette frustration dû à l’affaiblissement du questionnement si pertinent de Pierre Carles, affaiblissement dû sans doute aux options d’investigation qu’il a choisi, j’ai été très sensible tant à l’authenticité du documentaire, qu’à son esthétique. Pierre Carles se livre tout au long de cette enquête à de multiples autocritiques. Il livre aussi certains sentiments qui l’animent lorsqu’il avoue par exemple que son souhait consiste parfois à humilier certains protagonistes (ce qui n’est pas très glorieux, ni très pertinent), où lorsque sur le ton de la confession, il nous fait partager avec humour sa sensibilité aux charmes d’Elise Lucet ou Michèle Cotta. Où bien encore, lorsqu’il réalise une fausse interview de Jean-Marie Cavada, à la façon de PPDA, dans laquelle il dit une partie de ce que lui inspire le parcours du présentateur de La marche du siècle. Quant à l’esthétique du film, elle est très réussi parce qu’elle participe au sentiment de proximité que Pierre Carles m’a fait éprouvé: gros plan sur les mains, conversations au téléphone, etc… Pierre Carles invite en quelque sorte le spectateur dans son documentaire, et se faisant l’invite à poursuivre l’investigation.
Il avoue qu’il a tourné ce documentaire, non pas pour éduquer le spectateur, mais pour le bousculer et même parfois pour l’énerver. Quelqu’en soient les défauts, il est important de remercier ceux qui nous réveillent, même si, nous n’en partageons pas toujours les méthodes. Au final, on se sent plus lucide, et le film de Pierre Carles nous offre une qualité rare: le discernement.

Pierre Carles en pleine confrontation