Après une quinzaine d’années passée à travailler chez Gibert, cette parole a franchi le seuil de mes lèvres pour heurter les tympans d’Agnès. Un tel aveu est sans doute difficile à entendre quand on sait que 70% du chiffre d’affaire est réalisé sur les nouveautés qui paraissent chaque semaine en librairie. Pourtant je crois qu’une partie importante de mon attachement viscéral au Service Achat Occasion, c’est-à-dire l’endroit où les personnes viennent vendre spontanément leurs livres, CD et DVD, vient de cette émancipation du diktat de la nouveauté en librairie.
Aujourd’hui nous avons la chance (depuis les lois de Jules Ferry sur l’école gratuite et obligatoire en 1881, lois qui ont assurées à la fin du Grand Siècle le succès de Gibert) de pouvoir apprendre à lire dès l’école primaire. Cette ouverture est immense, elle permet à chacun d’entrer en relation avec toute la diversité des savoirs et des expériences humaines. Mais cette possibilité, si importante soit-elle, ne signifie pas automatiquement sa réalisation effective. Nous sommes passés en l’espace de quelques siècles de la lecture intensive, lectures axées bien souvent sur les textes contenus dans la Bible dont l’interprétation était soufflée par les prêtres, à une lecture extensive. Aujourd’hui nous lisons de tout, articles, essais, romans, BD, journaux en ligne… Une explosion de créativité qui sature le mode de production de l’écrit que l’humanité connaissait jusqu’alors.
Le seul moyen pour donner rapidement un “sens marchand” à cette surproduction éditoriale consiste à sentir quel vent souffle sur le marché du livre. Sentir la clientèle, sentir sa sensibilité, humer les modes de pensée, les modes tout court, qui animent pour un temps la communauté des hommes, tant dans le domaine vestimentaire que littéraire. Et bien heureusement, lorsqu’on a la chance de rencontrer en amont un travail éditorial de qualité, il est fréquent de voir apparaître sur les bons de commande de nouveautés que nous présentent quotidiennement les représentants, des trésors d’intelligence et d’invention littéraire.
Alors pourquoi ne pas croire à la nouveauté en librairie? Sans doute parce qu’à mon sens nous négligeons le temps de l’assimilation. Lorsqu’il m’arrive de rencontrer une belle oeuvre, parfois un chef-d’oeuvre, j’ai besoin de me trouver dans de bonnes dispositions pour le savourer. Et s’il m’arrive de l’avaler gloutonnement, j’en éprouve par la suite la frustration de ne pas avoir été présent comme il le fallait à la beauté du texte, à sa complexité, tissage intelligent d’idées et d’émotions. Le temps de la production du texte est d’ailleurs lui-même immense. Tolkien a produit Le seigneur des anneaux et l’univers dans lequel ce roman évolue, sur plusieurs décennies. Par quel tour de magie peut-on imaginer pénétrer cette oeuvre en la lisant sur une semaine ou quinze jours? Pour ma part, cela est impossible. C’est comme tomber amoureux, on peut le réaliser instantanément, mais le vivre quotidiennement c’est une autre histoire. L’amour ne se résume pas au flash de la rencontre, ni la rencontre d’une oeuvre à la consommation de son texte.
J’ai réalisé que la plupart des oeuvres qui m’inspire, le font sur longtemps, elles demandent que je m’y plonge à intervalles réguliers. Et je ne parle pas forcément des essais dont la narration s’articule autour des idées plus lentes à assimiler que les sentiments et les émotions suscités par la forme romanesque. Je parle aussi des romans et des narrations picturales qui se sont développées le siècle dernier comme la BD, dont la forme se rapproche tout autant du roman que de la poésie. Lire Jodorowsky signifie me délecter de l’Incal, tout en sachant qu’il croisera encore et encore mon chemin au fur et à mesure de mes maturations successives. Et que dire de Nausicaa de Miyazaki, même après plusieurs lectures attentives, la richesse du récit, l’impact des dessins, leur puissance d’évocation, demeurent un mystère fécondant.
Enfin, ne pas croire à la nouveauté signifie aussi s’émanciper des effets de mode que j’évoquais plus haut. Ce décalage m’est salutaire. Non pas que je me désintéresse de ce qui anime mes semblables, seulement bien souvent les préoccupations médiatisées ne m’apparaissent pas avec l’urgence qu’on voudrait leur donner. Tout est affaire de sens, le sens que l’on donne à son inscription dans le monde: si l’actualité littéraire affuble cette inscription d’un sens nouveau, il m’est alors possible de m’y plonger comme cela avait été le cas avec le livre de Vizinczey intitulé Eloge des femmes mûres. Mais mon expérience quotidienne au Service Achat Occasion me montre toute la synchronicité des rencontres littéraires a priori fortuites. Ces rencontres alimentent la plupart de mes lectures. D’ailleurs bien souvent, ces livres sont les perdants de l’histoire de l’édition, oubliés, dévalués, les libraires n’en veulent plus parce qu’à un moment de leur histoire, les lecteurs les ont boudé, où même plus simplement ignoré. Les exemples sont légions, mais régulièrement au coeur de ces flux de livres, se trouve une perle rare. C’est ainsi qu’à Marseille j’ai découvert L’économique et le vivant de René Passet, ou plus récemment le livre d’Odile Vaudelle, Odile, la femme à Choron. C’est ainsi que les merveilleux textes de Manuel de Dieguez ne se rencontrent plus dans les fonds de librairie, et que l’oeuvre de Ludovic de Gaigneron n’a pas été rééditée depuis les années 50, idem pour le travail autobiographique passionnant de Jeanne Ancelet-Hustache, traductrice de maître Eckhart, ou les romans de Mario Meunier.
La nouveauté est comme toute l’histoire éditoriale qui se déroule quotidiennement sous mes yeux d’acheteurs d’occasion: elle est faite de textes essentiels rarement, de grands textes parfois, et d’une multitude de livres dévalués qui un jour, pour certains ont rencontré un succès, et pour beaucoup d’autres, un oubli presque instantané. A la faveur de ce qui se manifeste spontanément au coeur de mon expérience quotidienne, vient se loger parfois un trésor que je reconnais mais qui curieusement ne prend de valeur qu’à mes yeux. Le travail sur l’occasion réintroduit la richesse d’un fond que la pression de la nouveauté tendrait à effacer si l’on n’y prenait garde. Il réintroduit au coeur de la mémoire oublieuse des libraires, toute la fraîcheur des livres anciens que l’on me propose. Il dépoussière notre regard habitué au traitement de la nouveauté, et, avec une audace anarchique, vient enrichir l’offre des livres qui orne nos étagères. Il permet enfin au libraire de se faire un peu “éditeur de circonstance” en offrant à un auteur, le temps d’une rencontre, la possibilité de voir son texte connaître un réseau de diffusion élargie.