Scabreux, outrancier, visuellement éclectique, telles sont les premières impressions qui m’assaillent après le spectacle d’Abenobashi. Cette série de 5h30, produite par les studios Gainax, rassemble en 13 épisodes les aventures d’Arumi et de Sasshi, deux adolescents qui ont grandi dans le même quartier commerçant appelé Abeno, au sud d’Osaka. C’est le début de l’été et le quartier si prospère il y a encore quelques années, se vide petit à petit de tous ses commerces. Sasshi vit très mal cette désertification. Et le coup de grâce lui est donné lorsqu’Arumi l’informe que son père a décidé de vendre son restaurant et qu’elle déménagera pour la rentrée. A partir de ce préambule où se mêlent nostalgie et promesses d’avenir, l’histoire va connaître une bifurcation importante puisque Arumi et Sasshi découvrent que le quartier est encadré aux quatre points cardinaux par des divinités tutélaires qui ont, semble-t-il, assurées au quartier sa santé et sa prospérité passées. Le jour où accidentellement, le grand-père d’Arumi, en délogeant un chat, brise la statue de l’une des quatre divinités et fait une chute potentiellement mortelle, Arumi et Sasshi se retrouvent entraînés dans des univers parallèles qui correspondent tous à des versions différentes du quartier d’Abeno.

Arumi essaie de remonter le moral de Sasshi suite à l'annonce de son déménagement

Sasshi dépité par l'annonce du déménagement d'Arumi
Cette série m’a tour à tour amusé, irrité, surpris, charmé, intrigué. Elle déborde d’énergie, et ne se prend pas au sérieux. Pour l’apprécier, il m’a fallu plongé dans cette partie adolescente de mon esprit. Cette période où l’enfance s’efface pour laisser place à une vie adulte encore embryonnaire. On s’y sent vigoureux mais sans assurance, jamais la versatilité des sentiments n’a été aussi forte. Certaines intuitions sublimes heurtent d’autres instincts qu’on ignorait quelques mois avant. Comme la plupart de l’immense production d’animations japonaises, cette série se situe dans cette tranche d’âge. Arumi et Sasshi ont 12 ou 13 ans, et leurs préoccupations s’inscrivent dans cette adolescence naissante. Arumi est très heureuse de changer de quartier et de découvrir le monde. Elle souhaite devenir une belle jeune femme, elle est partagée entre une maturité déjà bien assumée et des rêveries très pré-pubères du genre: “aurai-je une belle poitrine plus tard?”. Contrairement à Sasshi, elle a les pieds sur terre. Sasshi est très attaché à Arumi, ses sentiments se transforment et il en prend conscience, même s’il manifeste pas mal de maladresses pour l’exprimer.
L’histoire est souvent scabreuse. Elle n’hésite pas à mettre en scène les fantasmes des adolescents (et des autres). On ne compte pas les scènes où Mune, l’un des personnages récurrents des mondes parallèles d’Abenobashi, écrase la tête de Sasshi entre ses seins, ni les yeux exorbités qu’il exhibe à chaque fois qu’il la croise. Une bonne partie de l’intrigue du troisième épisode tourne autour de la petite culotte qu’Arumi s’est faite dérober par un petit diable alors qu’elle urinait derrière des buissons. Le scénario n’hésite pas à jouer l’outrance dans ce registre, comme si la démesure du ridicule finissait par susciter l’hilarité. Du coup le graphisme suit les mêmes méandres… On oscille entre des graphismes d’une grande élégance, rehaussés par une palette de couleurs franches mais très agréables, à des caricatures très en vogue dans le manga où les sentiments et les émotions sont tellement soulignées graphiquement qu’on a l’impression que les artistes nous prennent vraiment pour des “neuneus”. Dans ce registre un peu agaçant, ce qui sauve la série est son évident second degré. Les auteurs nous plongent dans la surenchère et le ridicule, peut-être parce qu’à force de pousser ça va bien rentrer. Peut-être aussi parce qu’ils ont simplement décidé de libérer sans vergogne leurs pulsions créatives.

Derrière Arumi et Sasshi, la pléiade de personnages qui traverse la série
Le résultat est donc un étalage très contrasté du très bon et du moins inspiré que l’on peut rencontrer dans l’animation japonaise. Une bonne partie de l’originalité du scénario réside dans l’exploration graphique à laquelle les auteurs se livrent. Ils visitent tour à tour l’heroic-fantasy façon jeu de rôle, le space-opera genre Goldorak, le film hong-kongais d’arts martiaux, les mondes préhistoriques comme Jurassik park, le genre polar noir américain des années 50, les années lycée telles que le manga peut habituellement les exploiter, le genre conte de fées et même le film de guerre. Ces mondes parallèles sont reliés entre eux par une intrigue qui lie les personnages, notamment les personnages n’apparaissant que dans ces mondes imaginaires. Cette intrigue revisite les thèmes ésotériques du taoïsme, mais façon grand guignol. Le but n’est manifestement pas d’éveiller le spectateur à la tradition taoïste, mais plutôt d’utiliser un arrière-plan culturel qui sert de trame à l’histoire.
Cette série brille par ses multiples bifurcations et son énergie créative. On a l’impression que les scénaristes n’hésitent pas à injecter dans l’histoire tous les clichés du manga, et s’amusent d’autant plus à les dévoyer qu’ils les ont parfaitement assimilé. Le personnage de Mune en cristallise un grand nombre comme par exemple lorsqu’elle apparaît en Tarzan avec un cri complètement pourri, mais elle parvient malgré tout à sauver Arumi et Sasshi de la mauvaise passe dans laquelle ils étaient enfermés. Parfois elle apparaît en magicienne démoniaque prêt à les trucider. Mais toujours ses attributs féminins sont mis en avant et soulignés par les émotions qu’ils suscitent chez Sasshi. Aki-Nee est un autre personnage burlesque, un travesti au visage très masculin, aux jambes poilus exhibant pourtant une poitrine généreuse. Il/elle apparaît toujours en décalage par rapport à la situation provoquant le rire ou au moins le sourire. Sayaka, la soeur aînée d’Arumi, représente souvent la rivalité qui existe dans une fratrie. Elle est tour à tour autoritaire au point d’en devenir un véritable dictateur, ou capricieuse et infantile.

Mune, ici en Jane à la recherche de son Tarzan
L’intégralité d’Abenobashi évoque un univers onirique parce que la logique du récit échappe aux catégories diurnes. Les logiques de narration s’entrechoquent comme cela se produit parfois dans les rêves. On pense être embarqué dans une intrigue avec une histoire qui suit une certaine logique narrative, et soudainement voilà la situation qui se transforme complètement en laissant émerger tout un ensemble de nouvelles relations que l’on n’imaginait pas l’instant d’avant. Du coup, le spectacle demande de l’attention pour suivre l’histoire dans tous ses méandres. C’est la force de la série mais aussi ce qui peut lasser si le spectateur n’adhère pas aux situations comiques qui se succèdent frénétiquement, avec des ficelles burlesques souvent répétitives.
Derrière cet étalage éclectique et électrique, on voit pourtant poindre aussi des évocations plus nuancées de la vie d’autrefois. Cela commence par le générique de fin, qui tranche avec celui du début très dynamique et futuriste. La chanson du générique final présente un ensemble de photos anciennes du quartier Abeno, où les scènes de la vie quotidienne sont présentées comme autant de petits bonheurs fugitifs, où les gens vivent en communauté et partagent leurs émotions. Mais surtout la série proposent des flash-backs qui donnent un liant à l’histoire. On découvre que les familles d’Arumi et de Sasshi sont plus proches que ce qu’on imaginait au départ. Entre Sasshi et Arumi se jouent des histoires qui ont déjà d’une certaine manière existé autrefois entre d’autres membres des deux familles. Ici le scénario se révèle plus délicat même si j’ai regretté quelques raccourcis rapides et une happy end “un peu tirée par les cheveux”.

Une première vue du quartier d'Abeno autrefois

Une seconde vue du quartier d'Abeno

Une troisième vue du quartier d'Abeno
Malgré ses outrances et quelques facilités, le fait qu’Abenobashi se ballade allègrement dans un grand nombre d’univers, en explorant graphiquement et “scénaristiquement” une bonne partie des potentialités de l’animation japonaise, lui donne une qualité indéniable: déjà parce que la série supporte plusieurs visionnages, ce qui est rare, ensuite parce qu’elle propose véritablement une introduction à la culture de l’animation japonaise. Cette richesse étalée et brouillonne lui donne un style unique. Abenobashi se révèle comme une rareté, et sans doute est-ce aussi dans ses imperfections que l’on découvre son charme.

Arumi et Sasshi dans le pintacle magique