Samedi, octobre 03rd, 2009 | Author: Pierre

Hier, nous sommes partis déjeuner chez Néo, le restaurant du Jardiland au Carré de Soie. D’une discussion autour des travaux et de la personne de Michel Onfray, nous avons échangé finalement sur l’intelligence et le bonheur. Discussion animée et contradictoire, dont aucun des protagonistes ne partageait les vues des autres. Aussi, loin de moi l’idée, à la suite de cet échange de vues, de convertir, ni d’argumenter mon discours pour vous convaincre, Agnès ou Florence, de l’exactitude de mon propos. Mon souhait est seulement de partager une compréhension qui ne demande pas à être débattue, mais simplement à être accueillie, écoutée, à défaut d’être accréditée, souhait aussi de formuler ma pensée avec davantage de justesse.

Je suis parti d’une constatation, évidente à mes yeux, de la liaison positive entre le bonheur et l’intelligence. Sans doute suis-je allé trop vite lorsque j’ai formulé cette constatation. Alors je vais préciser ma pensée et mon ressenti pour qu’il soit davantage en adéquation avec mes paroles, et avec l’écoute que l’on peut leur accorder.

L’intelligence n’est pas seulement à mes yeux une capacité intellectuelle de manipulation de concepts et d’idées, de mémorisation et de “performance abstractive”. Je la comprend surtout comme une capacité à mettre en relation toute chose et toute manifestation de la vie. L’intelligence, c’est la capacité à entrer en relation: en relation avec ses pensées, avec des concepts, avec des idées, avec sa mémoire (intellectuelle mais aussi corporelle), avec ses émotions, avec les autres et avec le monde. Et le niveau le plus intime de la relation est la communion. A mon sens, l’intelligence a donc bien avoir avec la lucidité que nous avons évoquée. Mais contrairement à ce que nous avons pu échanger hier, la lucidité ne m’apparaît pas comme un handicap au bonheur.

Dire que la lucidité mène forcément à davantage de souffrance, c’est à mon sens cheminer par un raccourci qui finalement n’en est pas un, parce qu’il perd sa destination dans sa précipitation. Oui, un approfondissement de notre acuité de perception nous mène régulièrement à des prises de conscience douloureuses, et oui une sensibilité exacerbée est souvent source de larmes. Cette constatation que nous avons échangé hier, je la partage bien volontiers. En revanche, ce que je ne partage pas, ce serait de faire de cette souffrance la finalité nécessaire du processus de lucidité. Ce que je ne partage pas dans notre discussion d’hier, c’est de considérer que finalement la lucidité nous fait découvrir cet horizon indépassable: la douleur, le malheur à l’oeuvre, et notre impuissance face à cet océan de souffrance.

A mon sens la souffrance est surtout liée à un fonctionnement cognitif dualiste, au fait de scinder instinctivement toutes nos expériences en deux pôles dont l’un est le sujet auquel je m’identifie et l’autre le monde sur lequel je projette la lumière de ma conscience. Les expériences de participation intégrale, ou tout au moins d’effritement de cette dualité cognitive (l’orgasme en est une, le ravissement lors de l’audition d’une sublime oeuvre musicale ou lors du spectacle d’une aurore en sont d’autres exemples), sont aussi des expériences de profonde lucidité, une source de plénitude, finalement une ressource. Bien évidemment la lucidité nous révèle aussi toute une cruauté à l’oeuvre dans le monde, elle nous révèle tout le temps des comportements profondément égocentriques, profondément erronés, profondément séparés de la communauté des vivants. Mais elle nous révèle aussi que nous sommes porteur également de tous ces comportements que l’on juge. Pourtant cette lucidité, malgré l’ampleur des révélations qu’elle nous amène, n’est pas abyssale. Au-delà de ces révélations douloureuses, il y a, pour reprendre une phrase d’Einstein, “la mystérieuse continuité de la vie”.

Mes études d’économie, et les informations véhiculées souvent par tout un inconscient collectif, valorisent la lutte pour la vie, une lutte qui est effectivement observable partout, elle sature même nos expériences. Mais en réalité la vie me semble avant tout un processus coopératif, et la lutte pour la vie ou la survie, un temps particulier de ce processus. Comment comprendre l’hypothèse Gaïa, le fait que la biosphère se comporte comme un gigantesque corps vivant, si on ne comprend qu’une partie des processus à l’oeuvre en son sein? La vie, pour se maintenir sur terre, est avant tout un processus de coopération globale au sein duquel diverses formes émergent et se résorbent, un cycle de naissance et de mort, comme autant de transformations qui permettent à ce gigantesque corps vivant qu’on appelle métaphoriquement Gaïa, de s’autoféconder.

Je vous livre simplement ici une intuition, un langage en cours de formation, une étincelle de compréhension qui me traverse: l’intelligence me semble oeuvrer à nous faire comprendre profondément, c’est-à-dire à inscrire corporellement (pas seulement mentalement) cette prise de conscience qui élargit nos limites pour embrasser le corps des vivants. L’intelligence ressemble au bonheur de vivre en communion avec toutes les formes de la vie, dont nous ne sommes qu’une manifestation passagère.

Cela dit, je ne crois pas qu’être malheureux, soit le signe d’un manque d’intelligence. Mais il est vrai que la valorisation du mal-être par le truchement de l’intelligence me semble profondément erronée. “Trop intelligent pour être heureux” m’apparaît comme une contraction dans les termes, même si effectivement, le processus d’éveil qu’implique l’intelligence peut se révéler douloureux. J’ai l’intuition que la vie nous offre le possible cheminement, douloureux parfois, de réaliser le bonheur de vivre en communion avec toutes ses manifestations.

Encore une fois, en vous écrivant cette lettre Agnès et Florence, je n’ai nullement l’intention de vous convaincre de quoi que ce soit, disons que j’ai eu à coeur d’exposer des pensées intimes, et du même coup de m’exposer.

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