Audrey vient de rentrer de pause déjeuner. Je travaille depuis une vingtaine de minutes avec Monsieur Berry, représentant aux Presses Universitaires. Il me présente les nouveautés à paraître au mois de mars et avril. Comme d’habitude chez ces éditeurs (Presses Universitaires du Quebec, PU du Mirail, PU de Rennes etc…) les livres sont très pointus. Mais nous aimons jouer ce jeu, notamment avec Marie-Claire. Nous prenons un certain plaisir à implanter des livres aux titres spécialisés qui a priori ne peuvent intéresser personne. Et bien sûr, lorsque nous les vendons, nous nous extasions devant la réalisation de cette improbable éventualité. La curiosité de l’esprit humain est vraiment surprenante. Au mois d’avril va paraître un livre sur la réception de la Théorie générale de Keynes dans les journaux économiques des années 30. J’en ai parlé aux étudiants de CPE courant novembre, comparant Keynes à Léonard de Vinci. Combien faut-il innover pour intéresser les étudiants?
Nous parcourons donc ces nouveautés lorsqu’Audrey me donne le téléphone: « c’est pour toi »… J’interromps mon rendez-vous. C’est Papa et je comprends immédiatement qu’il est porteur d’une triste nouvelle. « Robert, mon frère, est mort ». Je l’ai bien entendu et je ne peux pas vraiment ouvrir la discussion, Audrey et Monsieur Berry sont tout près de moi. J’ai appuyé mon front sur ma main, et je regarde le bureau.
Nous échangeons quelques mots. Papa est certainement affecté par cette nouvelle, même si sa pudeur jette un voile sur l’expression de ses émotions. Robert est atteint de la maladie d’Alzheimer depuis plusieurs années. Je rappellerai plus tard, pour l’instant, je dois revenir à mon rendez-vous.
Alors que nous en avons fini avec ce rendez-vous, que j’ai pu rappeler Papa et discuter plus librement, me revient en mémoire un enseignement de Wangmo sur la précieuse existence humaine où elle nous disait qu’un simple coup de fil peut tout faire basculer.
Ma journée a basculé vers 15h30. En rentrant ce soir pour prendre le train, les souvenirs affluent. Je n’ai jamais été très proche de Robert et Huguette. Leurs enfants, mes cousins et cousines étaient plus âgés que moi. Même Franck, le plus jeune, doit avoir au moins cinq ans de plus que moi. Si aujourd’hui c’est bien peu, durant l’enfance et l’adolescence c’est beaucoup.
Je me souviens de la piscine où nous allions de temps en temps. Une grande piscine ronde, avec un système qui filtre l’eau, elle me paraissait gigantesque cette piscine. Elle devait être profonde d’un mètre trente, peut-être plus. Je n’avais pas peur de lâcher le bord alors que je ne savais pas encore nager. Je traversais la piscine en nageant sous l’eau pour rejoindre l’autre coté et je disais fièrement « je sais nager sous l’eau ».
Robert travaillait le bois. Il était bricoleur. Il avait fabriqué deux barrières en bois pour l’escalier de la mezzanine lorsque j’habitais encore à la Croix-Rousse. Il m’avait dit alors qu’il avait également habité quelques mois ce quartier lorsqu’il était jeune. Cet épisode remonte à dix ans, et c’était une des dernière fois que je l’ai vu.
Ce soir je pense particulièrement à ma famille. « En rentrant à la maison j’allumerai trois bougies pour toi Robert ». C’est beau lorsque les bougies sont allumées dans la nuit.