Dimanche, février 14th, 2010 | Author: Pierre

Lundi 8 février, Gibert Carré de Soie est plongé au coeur de l’hiver, le froid est toujours très présent, et avec lui les menaces de neige qui ne cessent depuis le mois dernier. Malgré tout, certains clients affrontent ce temps hivernal pour venir proposer des produits culturels dont ils veulent se défaire. C’est en ce jour béni qu’un client de Gibert musique à Bellecour, au hasard d’un rendez-vous sur Villeurbanne, est venu nous vendre un lot de CD.

Nous discutons du nouveau magasin, de ses goûts, de ses choix, et de ses ventes. Je suis attiré par les six CD de Joni Mitchell qu’il dépose sur la banque du Service Achat Occasion.

Pochette de lalbum Hejira

Pochette de l'album "Hejira"

Le visage de cette artiste me rappelle celui de Rickie Lee Jones. Nous échangeons à propos de sa musique dont il semble éperdument amoureux. Il m’explique qu’il préfère l’écouter en vinyl, parce que le son lui convient mieux: moins propre mais plus rond. Une chose dans son attitude me frappe, il est totalement ému lorsqu’il tente de décrire les émotions que lui procure la musique de cette artiste. Il bafouille, il cherche ses mots… En vain j’essaie de le faire accoucher des mots qui se dérobent. Alors que quelques instants auparavant il s’exprimait avec aisance, là il ne parvient plus à verbaliser quoi que se soit. Et je réalise que mes efforts pour lui donner des mots en vue d’illustrer sa pensée sont inutiles, comme si je déflorais un jardin secret, comme si je pêchais par excès d’orgueil et que cela m’interdisais de comprendre ce que son silence signifiait. Nous nous quittons là-dessus. Mais il a tellement attisée ma curiosité que je passe immédiatement en musique de fond l’album Blue qu’il vient de vendre. N’est-ce pas finalement ce que son silence m’invitait à faire?

Découvrir un artiste en musique de fond est une gageure que même le talent de Joni Mitchell ne peut relever. Après avoir renseigner les clients, répondu au téléphone, acheté les autres livres, CD et DVD que les clients me présentaient tout au long de la journée, et travaillé sur les futurs événements qui animeront la vie du magasin, il me restait seulement de ces heures d’écoute  distraite, une impression musicale bien agréable. Pourtant, le livret qui accompagnait Travelogue était explicite: les textes qu’elle a écrit et les tableaux qu’elle a peint montraient déjà, comme une annonce pleine de promesses, toute la singularité de cette artiste. Et puis, il y avait aussi ce portrait de Trungpa qu’elle y expose.

Peinture réalisé en 2002, présente sur le livret de Travelogue

Peinture réalisée en 2002, présente sur le livret de "Travelogue"

Il est là pour illustrer la chanson qu’elle lui a consacrée sur son album de 1976 intitulé Hejira. Elle y relate dans le premier couplet sa rencontre avec ce maître en ces termes:

Titre: Refuge of the roads/Le refuge des voies
I met a friend of spirit/J’ai rencontré un ami de l’esprit
A drunk with sage’s eyes/Un saoul aux yeux sages
As I sat before his sanity/Comme je m’asseyais devant sa sagesse
I was holding back from crying/Je fus indécise à pleurer
He saw my complications/Il vit mes complications
And he mirrored me back simplified/Et me ramena à plus de simplicité
And we laughed how our perfection/Et nous riâmes devant notre perfection
Would always be denied/Constamment déniée
“Heart and humor and humility”/”Coeur et humour et humilité”
He said, “Will lighten up your heavy load”/Il me dit, “Insuffle de la légèreté sur tes fardeaux”
And he sent me then to the refuge of the roads/Et il m’envoya alors vers le refuge des voies.

Je découvrais le soir même, une artiste engagée qui s’était lancée dans une carrière musicale pour financer son amour absolu de la peinture, puisant son inspiration dans une blessure profonde. Plus je m’ouvrais à Joni Mitchell, et plus elle me happait. Mais mon véritable enlèvement n’eut lieu que le lendemain, lorsqu’impatient d’être libéré des contraintes de l’esprit de veille, je plongeais dans mes draps, la tête ornée du casque de Céline qui l’instant d’après me délivrerait les premières notes de Travelogue

Pourquoi choisir Travelogue pour la découvrir intimement? Sans doute par la présence de Trungpa, mais pas seulement. Avec cet album, Joni Mitchell, qui venait de retrouver sa fille, tirait un trait sur sa carrière musicale débutée dans les années 60. Elle proposait, dans le contexte de la guerre anti-terroriste que menaient les Etats-Unis, une relecture singulière de son oeuvre et des temps incertains que nous vivons depuis les attentats du 11 septembre. Un double CD où elle chante, accompagnée de 70 musiciens et d’une vingtaine de choristes, des morceaux qui ont jalonnés son parcours d’artiste engagé pour l’écologie, militant pour l’acquisition d’un savoir qui ne soit pas la possession d’un bagage mais l’ouverture sur les mystères de la vie et de la créativité, oeuvrant pour le décloisonnement de nos comportements.

Une ouverture pour découvrir de nouveaux horizons

Une ouverture pour découvrir de nouveaux horizons

Les premières notes de Travelogue sont sorties du casque de Céline, après que nous ayons échangé notre baiser rituel, prélude pour une nuit apaisante. Pourtant telle n’en fut pas la suite. La musique de Joni était entrée, elle ne m’a plus quitté depuis… Alors que mes paupières closes donnaient le signal habituel de l’endormissement, je suis resté éveillé durant les 65 minutes du premier CD.

Il me serait bien difficile de témoigner du voyage auquel cette musique m’a convié. La musique de Joni Mitchell m’a fait entendre quelque chose que je n’ai jamais entendu avant, et bien que je m’évertue depuis à le découvrir, comme les mots de ce client, l’objet de ma quête se dérobe. Peut-on saisir la beauté? La musique de Joni Mitchell est romantique mais elle est violente, elle sonne avec un classicisme aveuglant et pourtant une certaine dérive amène les morceaux là où on ne les attend pas, elle résonne avec la puissance de l’interprétation d’une centaine de musiciens et pourtant elle est intime. Quand on écoute sa musique, on se sent curieusement plus humble et plus grand. Enlevé de cet espace exigu que formait le monde avant que la musique de Joni Mitchell n’y entre, je n’ai de cesse depuis de franchir allègrement cette ancienne frontière, comme un gamin qui vient de découvrir derrière une colline, l’étendue d’un paysage qu’il ignorait.

Category: Musique
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