Samedi, mars 21st, 2009 | Author: Pierre

Dans les prochaines semaines, je compte mettre en ligne toute une série de travaux de synthèse que j’ai effectué autour de l’oeuvre de Jean-Luc Achard.

Jean-Luc est chercheur au CNRS, il travaille sur les traditions Dzogchen du Tibet, et notamment sur leur parenté et leur filiation. Ces traditions, sans doute héritières de lignées qui remontent à l’Iran ancien, dont les travaux d’Henri Corbin peuvent donner un aperçu, sont le coeur des enseignements traditionnels conservés au Tibet avant la première diffusion des enseignements du Bouddha entre le VIIème et le IXème siècle ap. J.-C. L’union de ces différents enseignements se retrouvent notamment dans les transmissions de la lignée Nyingma.

Jean-Luc et ses travaux joue un rôle très importants dans ma vie. Disons pour être bref qu’ils m’offrent une profondeur de compréhension saisissante. Chacune de mes lectures de son oeuvre nécessite que mon corps soit assis. Comme pour mon premier baiser d’adolescent, avec la fréquentation de son oeuvre, mes jambes se dérobent…

Mais tout cela vous le découvrirez dans quelques semaines, avec les pages consacrées à mon cours «Religions et civilisations». Aujourd’hui je souhaitais revenir dans mon enfance et parler d’un autre Jean-Luc qui me marquera jusqu’à mon dernier souffle.

Alors que mes paupières se ferment, je laisse mes souvenirs émerger…

Je suis dans la cour de l’école Saint Joseph. Kinou est mon meilleur ami. Je pense à lui tout le temps, il me protège, mais surtout nous jouons beaucoup ensemble. Laetitia est mon amoureuse. Elle est apparue dans ma vie au CP et j’ai tout de suite aimé sous sourire, sa voix, son grain de beauté au dessus de ses lèvres, ses longs cheveux aussi. Dans mon esprit d’alors, Laetitia est la plus belle personne que j’ai eu l’occasion de voir, elle personnifie la beauté…

Jean-Luc fait parti de ma bande de copains. Il y a aussi Philippe et Stéphane, dit Tatane, comme les chaussures, parce que de nous c’est lui qui coure le plus vite. Jean-Luc est la force incarnée. Il est le plus grand de nous tous, et chacun de nous respecte ce qu’il pense, même si on n’est pas forcément d’accord. Jean-Luc nous apprend la diplomatie. Il est fort et sa voix est grave. Il s’entend très bien avec Philippe.

Nous avons tous passé notre enfance ensemble à l’école Saint Joseph, ne nous séparant que quelques semaines durant les grandes vacances. Je ne le savais pas alors, mais Jean-Luc allait me transmettre une leçon qui demeure, aujourd’hui encore, très profonde et douloureuse aussi.

Nous venons d’achever notre CM2 et nous allons tous nous retrouver au collège en 6ème. Je crois que cette année là, nous sommes rentrés un jeudi, début septembre. La veille est une journée ensoleillée magnifique. Je joue, profitant de ma dernière journée de vacances, l’école n’est alors pour moi qu’une contrainte. Je n’ai pas encore découvert à quel point apprendre peut être ludique… Comme tous les matins le facteur dépose le courrier dans les boites aux lettres. Mais aujourd’hui les larmes coulent à flot de ses yeux, il bredouille et ne parvient pas à aligner trois mots à la suite. Ma mère le calme, et je me tiens près d’elle, tout à la fois curieux et inquiet pour cet homme totalement submergé de tristesse. Puis je me tourne vers Maman et je vois que l’expression du facteur l’a gagné elle aussi. Je comprend que quelque chose de grave vient de se produire. Maman se tourne vers moi en pleurant, elle me dit que Jean-Luc vient d’être renversé par une voiture sur la grande route nationale qui s’étend à quelques centaines de mètre de la maison.

“Pourtant Jean-Luc c’est le plus fort de nous tous! Comment est-ce possible?” Je commence moi aussi à pleurer, beaucoup, sans comprendre pourquoi. Malgré le soleil, la journée a perdu toute lumière. Je comprend alors lentement que le facteur vient être témoin de l’accident, ou de ses suites immédiates. Jean-Luc était en vélo et une voiture qui doublait l’a projeté contre un poteau. Je comprend brusquement qu’il ne me sera plus donné de revoir Jean-Luc ailleurs qu’au pays de mes souvenirs. La journée alors n’est que larmes et tristesse, et Papa se promène longuement avec moi dans le jardin.

Le lendemain et les jours suivant, la nouveauté de la 6ème et tout cet environnement que nous découvrons tous ensemble, éloignent notre tristesse partagée. Philippe demeure très réservé sur ses sentiments à l’égard de la disparition de Jean-Luc. Mais à la maison, Jean-Luc est resté présent dans nos regards, et sur nos visages plusieurs semaines.

Mes paupières s’ouvrent…

Aujourd’hui encore nous partageons le souvenir de Jean-Luc et parfois ce que nous avons appris récemment de sa famille. Le père de Jean-Luc, fidèle croyant, a été si profondément affecté par la disparition de son fils que la force que lui-même incarnait, semblait l’avoir abandonnée. Des années durant, discrètement, nous sommes restés attentifs aux nouvelles que nous apprenions concernant son état de santé. Anne-Lise, sa petite soeur, est devenue infirmière.

Je ne le savais pas encore, mais Jean-Luc est la première personne qui m’ait transmis l’enseignement essentiel de la tradition du Bouddha sur l’impermanence. J’étais alors enfant de coeur depuis plusieurs années. J’avais servi pour un enterrement, et je m’étais promis de ne plus le refaire, tellement la douleur des personnes rassemblées à l’église avait été saisissante. Suite au départ de Jean-Luc, j’ai fait ma communion solennelle, puis j’ai quitté mon service à l’église. Je ne crois pas avoir été brouillé avec la divinité, ni avec toute recherche sur le sens de mon existence, mais manifestement les discours que je rencontrais dans cette assemblée demeuraient abscons et les bonnes intentions affichées en contradiction avec de nombreux comportements qu’il m’était donné de voir, y compris de la part de ceux qui formaient les rangs de l’église.

Je n’avais rencontré ni Maître Eckhart, ni Marie-Madeleine Davy. Les paroles que Coluche prononçaient à peu près à la même époque, en 1979, ne m’étaient pas encore parvenues: imiter quelqu’un et le caricaturer de manière pénétrante est avant tout un acte amoureux disait-il, sans cela il est impossible de produire une interprétation suffisamment juste de la personne. Je n’avais pas la maturité de comprendre cela, ni cette voie audacieuse qui consiste à suivre un cheminement profondément religieux (au sens de relier), un processus de libération de nos conditionnements, avec une attitude qui peut arborer des voies subversives. Je ne savais pas par exemple que le message de Jésus était révolutionnaire, parce que tout message d’amour est profondément révolutionnaire. Comment le savoir alors que toutes les personnes ayant autorité pour en parler me semblaient si conformistes…

Jean-Luc s’est incarné, puis il a quitté «le champ de la manifestation». Il a été le dépositaire de multiples qualités, dont d’autres personnes sont aujourd’hui porteuses. Le passage de Jean-Luc dans ma vie est comme une injonction à réaliser ce que l’on nomme «la précieuse existence humaine», où l’alternance des êtres aussi douloureuse soit-elle, est une invitation à vivre chaque instant comme un moment précieux, en pleine conscience. C’est ce que Jean-Luc a contribué à me transmettre, c’est ce qu’il y a de plus difficile à réaliser.

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