Samedi, janvier 10th, 2009 | Author: Pierre

Pour la dernière intervention de cette année en cours de « Religions et civilisations » nous avons eu le privilège d’accueillir Geneviève Gobillot, professeur de langue et de civilisation arabes à l’Université Lyon 3.

Une rencontre décisive

J’ai rencontré Geneviève indirectement il y a quelques années en lisant le livre qu’elle a tiré de son travail de thèse sur Al-Tirmidhi, livre intitulé Le livre de la profondeur des choses paru aux Presses Universitaire du Septentrion. Dès les premières lignes, j’ai découvert un travail d’une grande ouverture associé à une grande érudition, mais une érudition rehaussée par un sens instinctif de la simplicité. Je n’ai eu alors de cesse de rencontrer, d’interroger, de connaitre Geneviève et de m’intéresser à son questionnement, à la forme de sa curiosité.
Oui Geneviève Gobillot est une femme érudite, simple et curieuse, et ses travaux en sont l’exact reflet. Quelques mois après notre rencontre, elle m’a parlé de la parution des actes d’un colloque qu’elle avait organisé en l’honneur de son ancien professeur, Monsieur Roger Deladrière, qui a traduit les textes de nombreux mystiques musulmans. Geneviève, accompagnée de collègues, étaient alors venue présenter chez Gibert Joseph le livre Mystiques musulmanes paru chez Cariscript.
Depuis Geneviève a continué à travailler, à oeuvrer pour cette tradition musulmane qu’elle chérit avec son intellect et avec son coeur. Nos chemins se sont éloignés même si j’ai pu à l’occasion lui donner quelques renseignements sur des éditeurs susceptibles de publier ses travaux ou ceux de ses élèves. Le cours « Religions et civilisations » était une belle opportunité de faire partager à un public plus large le travail tout à fait novateur de Geneviève. Novateur parce que Geneviève Gobillot révèle finalement une interprétation du Coran qui a été occultée depuis longtemps et dont seules les traditions soufis semblent encore en être les dépositaires.

Une chercheuse inspirée

Cette redécouverte d’une lecture et d’une interprétation juste du Coran est exigeante. Lorsque qu’à la fin de sa présentation, je demandais à Geneviève de quels outils disposent les étudiants, et les personnes intéressées pour poursuivre ce travail d’interprétation, elle me répondait franchement que pour l’heure seules les personnes qui maîtrisent l’hébreu, le syriaque et l’arabe coranique sont en mesure de retrouver cette compréhension directement dans le texte. Un aveu qui ne doit pas être interprété comme une prétention hautaine d’intellectuel, mais plutôt comme l’exigence d’une intelligence en mouvement, une intelligence qui mobilise toutes ses ressources pour retrouver cette parole vivante d’Allah à Mohammed et à sa première communauté.
Les ressources dont disposent Geneviève sont intellectuelles. Bien sûr, elles sont aussi une affaire de coeur, mais ces ressources-là ne sont pas transmissibles au niveau universitaire. Comme Louis Massignon ou Henri Corbin, l’étude de la tradition musulmane est pour Geneviève une affaire de coeur, mais chez ces chercheurs la sensibilité intellectuelle confine à une acuité de perception si grande qu’elle les fait, pourrait-on dire, « dialoguer avec l’ange » à leur insu. L’inspiration les habite et ils le disent et ils l’écrivent. Les mots m’emportent me direz-vous. Eh bien non, je ne le crois pas, il suffit de voir Geneviève habiter son discours, prendre soin tout à la fois de citer précisément ses sources et de tenir ensemble l’enthousiasme de la découverte et le respect des conventions traditionnelles pour comprendre sa lucidité et son désir premier de transmettre ce qu’elle a découvert sereinement. Il ne s’agit pas tant de choquer que d’éveiller l’intelligence. Si la stratégie du choc est productive pour réveiller les esprits en proie à la léthargie, elle peut se révéler contre-productive lorsque les mentalités sont en manque de repère. Guider, expliquer, transmettre dans la douceur, en prenant soin de l’autre, en prêtant attention à sa compréhension, en ayant le souci de partager une vision plus juste et plus ouverte. Toutes les traditions ont besoin de cette rigueur et de cette douceur dans leur transmission.

Un travail d’interprétation du Coran novateur qui revient à la source

L’interprétation que donne Geneviève Gobillot du Coran, entre en résonance avec les transmissions soufis, notamment, pour ce que j’en connais, avec celle du Docteur Javad Nurbarkhsh, récemment disparu le 10 octobre 2008. Mais Geneviève Gobillot applique au texte du Coran une lecture intensive, méthodique, oserai-je dire passionnée? Oui, si l’on entend ce mot, non comme un dérèglement névrotique des facultés de l’homme, mais comme le déploiement hors du commun d’une énergie au travail qui sait intuitivement dans quel sens oeuvrer et pour qui chaque seconde est précieuse et éphémère.

Quelques jalons sur la réception du Coran en occident

Geneviève a commencé son intervention en rappelant le lent processus historique de la réception du Coran en occident. Jusqu’au XIIème siècle, les chrétiens occidentaux connaissaient mal l’Islam et encore moins son texte sacré: le Coran. Le premier qui ait entrepris de le comprendre, était Pierre le Vénérable de l’Abbaye de Cluny. Il  a fait traduire le Coran en latin. Son but était de comprendre pour informer les chrétiens. Il souhaitait également entamer une discussion avec les musulmans pour pouvoir les convertir au christianisme. Alors que Saint Bernard qui était un ami de Pierre le Vénérable, prenait une part active au lancement des premières croisades contre les musulmans, Pierre le Vénérable avoue dans sa préface, qu’il souhaite combattre par les mots plutôt que par les armes. Mais la traduction de Pierre le Vénérable disparait des préoccupations de la chrétienté jusqu’au XVIème siècle. C’est à cette époque que Bibliander, un protestant hollandais, fait imprimer le texte de Pierre le Vénérable. Toute cette première période est caractérisé par le fait que le Coran est abordé du point de vue exclusivement chrétien.
Au XVIIème siècle, il n’y a plus de spécialiste du Coran en occident. Presque personne ne parle arabe. Il y a en revanche des historiens des religions. C’est le cas de John Toland, protestant qui va aborder le Coran dans le cadre plus large de la religion comparée. C’est l’époque des déchirements entre les catholiques et les protestants, et l’Islam est alors perçu par chacun des deux camps comme moins pire que l’ennemi protestant ou catholique suivant le point de vue religieux qu’on adopte alors. Notamment la grande innovation qu’introduit Toland consiste à replacer le Coran dans une culture judéo-chrétienne. Cependant, il convient ici de préciser que « judéo-chrétien » ne s’entend pas comme nous le comprenons aujourd’hui. Comme l’entend Toland, « judéo-chrétien » rassemblent tous les mouvements qui d’une façon ou d’une autre se rattachent aux textes qui constituent la révélation de la Bible et aux textes apocryphes (ou cachés) qui n’ont pas été retenus lors des différents conciles. Il s’agit donc d’une acception beaucoup plus large du corpus biblique. Comme je vous l’ai dit précédemment, le travail de Geneviève est novateur parce qu’il contribue à dévoiler tout un pan de la culture du Moyen-Orient qui avait été oublié, et parfois aussi volontairement occulté par des préoccupations tendancieuses, des préoccupations davantage tournées vers le temporel que vers le spirituel. Toland est en ce sens un lointain précurseur de  son travail.
Quelques décennies plus tard, l’ouverture vers la Turquie donne naissance à ce qu’on appelle communément l’orientalisme vers la fin du XVIIème siècle.  C’est avec les travaux polémiques de Marracci que l’on étudie le Coran, mais cette fois à partir du regard qu’ont les musulmans de leur propre tradition. On se met alors à beaucoup mieux connaître l’Islam. Cette connaissance devient si vaste qu’au XXème il devient impossible à un seul homme d’embrasser toute la connaissance des différentes traditions de l’Islam. Si nous devions ne retenir que deux noms, il faudrait se tourner vers Louis Massignon (1883-1962), spécialiste du sunnisme, et Henri Corbin (1903-1978), spécialiste du chiisme. Pour les chiites, seuls les imams ont la connaissance et l’interprétation juste du Coran. Pour les sunnites, ce sont les premiers califes et les premiers compagnons du Prophète qui ont une interprétation juste.

Une meilleure compréhension de l’Islam, mais une compréhension du Coran encore parcellaire

Après ce rapide tour d’horizon de la réception de l’Islam en occident et de la progression spectaculaire de notre connaissance de cette tradition, Geneviève Gobillot s’interroge: « A-t-on acquis une bonne connaissance du Coran ? » Ce n’est pas sûr, parce qu’on a complètement laissé tomber les rapports existants entre la Bible et le Coran.
Geneviève préconise donc une lecture assidue, intensive, exigeante, de confrontation des textes de la révélation divine entre eux. Ici une bonne connaissance de l’hébreu, du syriaque et de l’arabe coranique est donc nécessaire. Pour Geneviève, il faut d’abord faire confiance au texte du Coran lui-même. Pourquoi? Parce que le Coran dit qu’il est lui-même l’interprétation du livre. Il est le texte qui distingue entre le vrai et le faux dans le livre de Dieu, c’est-à-dire la Bible et d’autres livres de Dieu parfois cachés, les fameux apocryphes qui constituent l’une des découvertes majeures de l’archéologie au XXème siècle.
D’après l’interprétation inspirée que nous délivre Geneviève Gobillot, le Coran propose de réintégrer aux corpus des livres de la parole de Dieu, certains textes qui en ont été écartés (par exemple le testament d’Abraham et le testament de Moïse sur la vie future). D’autre part, le Coran amende certains textes contenus dans la Torah, l’Ancien Testament. Des erreurs auraient été introduites dans la Torah par des scribes mal inspirés. Il ne s’agit pas de réécrire la Torah. Le Coran, troisième temps dans la révélation de la parole de Dieu aux hommes, propose alors sur certains textes (en nombre restreint) des corrections, où plus exactement une nouvelle interprétation qui diffère de certaines interprétations antérieures (souvent considérés comme orthodoxes) à la révélation du Coran. Le Coran amende certains textes et en proposent d’autres. Dans ceux qu’ils proposent se trouvent des textes oubliés durant plus de mille ans qui ont été en partie redécouvert avec les fouilles de Qumran. Ces textes longtemps oubliés, faisaient pourtant partie du bagage culturel des peuples judéo-chrétiens au moment où Mohammed recevait la révélation de Dieu. Tout le travail de Geneviève consiste justement à « recontextualiser » le Coran dans cette richesse des livres de la parole de Dieu. Livres dont nous avons vu qu’un certain nombre avait été injustement écarté, appauvrissant du même coup et parfois même dénaturant la parole divine. Le troisième temps de la révélation divine que constitue la révélation de Mohammed, entend justement orienter le fidèle dans ce dédale de textes pré-coraniques pour qu’il puissent reconnaître ceux qui sont d’inspiration divine de ceux qui ne le sont pas.
Le problème c’est que cette altération de certains textes de la Torah vont avec le temps également affecter le Coran lui-même. Assez rapidement les commentateurs arabes vont eux-même réinterpréter le Coran (et même parfois le réécrire en supprimant des versets) dans un sens qui diffère de la première révélation à Mohammed et à la première communauté. Par exemple, les versets concernant le dialogue ont été abrogés vers le IIIème siècle de l’Hégire par les juristes au sein de l’Islam. Aussi pour comprendre l’Islam en général et le Coran en particulier, il est nécessaire d’acquérir une certaine culture, celle qui était commune aux premiers musulmans. Il s’agit de reconstituer l’arrière-plan culturel des premiers adeptes du Prophète. Ce lent et minutieux travail de reconstitution ré-ouvre de nouvelles perspectives parce que comme nous l’avons vu précédemment, de la même manière que les juristes de l’Islam ont abrogé certains textes du Coran, les juifs et les chrétiens ont remodelé la Bible. Du point de vue du Coran, les scribes du judaïsme n’ont pas toujours été divinement inspirés.
Ainsi par exemple, comme dans les Homélies pseudo-clémentines,  un texte apocryphe des premiers siècles, le Coran refuse les interprétations contenues dans la Torah qui font de Moïse un assassin et d’Adam l’auteur d’un péché originel. De la même façon, le premier livre des rois dans la Torah parle de Salomon. Ce livre parle des possessions de Salomon. Selon la Torah, il possédait nombre de chevaux, de l’or et des femmes. Salomon ne semble pas à avoir suivi la loi du Deutéronome qui prescrit en la matière d’être mesuré. Il n’aurait pas suivi la loi du roi, lui le plus grand roi des juifs! Les rabbins avaient remarqué cette « incohérence » mais ils disaient que Salomon s’est finalement repenti. Dans la Bible Salomon est décrit comme un mécréant, il est un roi, pas un prophète. Pour le Coran, Salomon est un prophète, donc le Coran corrige ce texte de la Bible pour lequel les scribes n’étaient pas divinement inspirés.

Un travail novateur à approfondir par des lectures appropriées

Ainsi le travail que met en oeuvre actuellement Geneviève consiste à redonner au Coran toute la profondeur de son inspiration, et, pour ce faire, elle confronte le Coran aux textes de la Torah, du Nouveau Testament et de tout ce continent encore récemment immergé que constitue la littérature apocryphe. Il s’agit d’un chantier très enthousiasmant ou juifs, chrétiens et musulmans sont invités à dialoguer sur la richesse de chacune de leur tradition qui marque chacune un temps particulier de la révélation de la parole de Dieu aux hommes.
Geneviève reçoit pour accomplir cet immense travail de nombreuses aides de ses étudiants d’abord, mais également de Michel Cuypers. Ensemble ils ont écrit dans la collection « Idées reçues » aux éditions du Cavalier Bleu, un petit texte intitulé Le Coran qui propose justement de démystifier ce texte sacré en lui ôtant un certain nombre de préjugés qui nuisent à sa compréhension. De nombreuses questions ou affirmations simples reçoivent dans leur livre des réponses mesurées. On y discute notamment les affirmations suivantes:
« Muhammad est l’auteur du Coran »
« Le texte du Coran est fixe, depuis l’origine »
« Le Coran a tout dit, il se suffit à lui-même »
« L’Islam interdit l’interprétation du Coran »
« Le Coran est fataliste »
« Le Coran infériorise les femmes »
« Le Coran est intolérant »
Toutes ces affirmations illustrant un certains nombre d’idées reçues, sont discutés par Geneviève Gobillot et Michel Cuypers pour en relever les erreurs, en expliquer l’origine et finalement enrichir la compréhension de celui qui prend la peine de s’informer.
J’aimerai également signaler un autre livre qui vient de paraître et dont les thèses vont dans le même sens que celles de Geneviève, il s’agit du livre de Joachim Gnilka intitulé Qui sont les chrétiens du Coran? paru aux éditions du Cerf. Dans ce livre, traduit de l’allemand et paru en septembre 2008, Joachim Gnilka pense que pour mieux comprendre l’Islam des origines il convient d’une part de décrypter le courant judéo-chrétien et d’autre part d’analyser ce que le Coran retient de la Torah et de l’Evangile. Si Joachim Gnilka ne va pas jusqu’à trouver les textes bibliques ou apocryphes auxquelles certaines sourates du Coran font des clins d’oeil, il a au moins le mérite d’offrir au lecteur néophyte l’introduction aux bases culturelles nécessaire pour comprendre ce travail de correspondance entre les textes bibliques, apocryphes et coraniques que Geneviève Gobillot réalise actuellement.

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One Response

  1. [...] cette nouvelle année, vous avez bien travaillé sur le prophète et la lecture du Coran que met à jour Geneviève Gobillot puisque la moyenne générale des deux QCM qui portaient sur [...]