I/ Sur les approches des différentes traditions
Asanga est un maître très influent de la tradition de l’enseignement du bouddha. Il est en effet l’un des premiers représentants du troisième cycle de l’enseignement du bouddha[1] qui tourne autour de l’esprit, substrat de tous les phénomènes. Asanga est appréhendé différemment suivant si nous nous plaçons du point de vue de la tradition du bouddha (intérieure) ou du point de vue de la tradition philosophique de sensibilité occidentale (extérieure).
Dans le premier cas, la transmission primordiale se fait de maître à disciple dans une relation de confiance qui oscille de la relation amicale jusqu’à une dévotion intégrale. Dans ce cas tous les aspects de notre réalité s’ordonne autour de la relation au maître. Le maître n’est d’ailleurs pas forcément une personne physique incarnée, il peut revêtir différentes formes suivant le contexte et suivant la réceptivité du pratiquant. L’esprit du pratiquant s’incarne dans le corps de la réalité, la dichotomie intérieure/extérieure perd sa consistance habituelle. Avec une plus grande réceptivité, le pratiquant devient perméable et intériorise tous phénomènes dans un espace où la saisie égotique, ce réflexe inné, s’est relâchée. Dans ce contexte de maître à disciple, contrairement à la tradition philosophique occidentale, la vérité d’un énoncé (quelque soit sa nature : historique, philosophique, esthétique etc…) n’a pas de valeur ontologique (peu importe qu’il en soit ainsi et que tout le monde le prenne pour vrai), seule compte sa valeur sotériologique, c’est-à-dire sa capacité à libérer l’esprit qui accueille cet énoncé[2].
Dans la tradition philosophique au contraire, la plus grande place est laissée au consensus. La vérité d’un énoncé va dépendre de la capacité de son auteur à y convertir ses pairs. Cette conversion s’ordonne autour de la capacité à manipuler intelligemment le raisonnement à partir d’éléments connus de tous ou connaissables par tous. Dans ce contexte, la vérité d’un énoncé est donc ordonné autour de la reconnaissance de cette dextérité à utiliser le raisonnement.
A mon sens, ces deux modes de connaissance ne s’opposent nullement, mais participent chacun, à différents niveaux, à la libération et à l’épanouissement de notre intelligence profonde.
II/ La vie d’Asanga
II.1/ La réalisation et les œuvres d’Asanga
Pour la tradition philosophique occidentale, Asanga vécut au IVème siècle après J.-C. Elle retient principalement de sa vie ses œuvres scripturaires, pour l’attribution desquelles les spécialistes de la question ne sont d’ailleurs pas d’accord. La tradition du bouddha donne au contraire de nombreuses anecdotes sur la vie et la réalisation d’Asanga. D’un point de vue extérieure rien ne distingue Asanga d’un autre philosophe, mais la tradition du bouddha œuvre également dans la transmission de sa réalisation. De ce point de vue, intérieure, la saveur de l’expérience est tout autre. Voici la manière dont Lama Denys retranscrit l’enseignement de son maître Kalou Rinpotché relatif à la réalisation d’Asanga :
« Asanga était en retraite, accomplissant les pratiques du Bouddha Maitreya. Mais, après six années d’intense méditation il n’avait toujours pas obtenu le moindre signe de succès : aussi, découragé, abandonna-t-il sa retraite et sortit. En route, il rencontra un homme qui frottait une barre de fer avec un chiffon.
« Que fais-tu ? lui demanda-t-il.
- Je frotte cette barre pour l’affiner car j’ai besoin d’une aiguille. »
Stupéfait par l’énergie et la persévérance de cet homme, il pensa : « Tant de diligence pour une chose de si peu d’importance ! Comment puis-je en manquer pour continuer la pratique la plus essentielle ? » Il retourna alors en retraite et médita de nouveau sur Maitreya pendant trois ans, toujours sans aucun succès. A nouveau découragé, il quitta sa retraite et, sur son chemin, rencontra cette fois un homme qui frottait un énorme rocher avec une grande plume.
« Que fais-tu ?
- Ce rocher fait de l’ombre sur ma maison, aussi je le frotte pour l’user et le faire disparaître. »
De nouveau il se dit : « Comment peut-on dépenser tant d’énergie pour un objectif aussi absurde ? » et il pensa qu’il lui fallait, lui qui pratiquait vers l’éveil, en avoir bien plus. Il reprit donc sa retraite. Trois ans plus tard, toujours pas le moindre signe de succès dans la pratique… Complètement découragé, il sortit. Chemin faisant, il rencontra une vieille chienne infirme au corps couvert de plaies suppurantes, infectées par des vers dont elle essayait désespérément de se débarrasser. Pris d’une profonde compassion pour cette vieille chienne, il voulut l’aider mais se rendit vite compte qu’en enlevant les vers avec ses doigts, il les écrasait. Eprouvant également une grande compassion pour les vers et pensant pouvoir sans leur faire de mal les enlever avec la langue, il surmonta sa répugnance, ferma les yeux et se pencha pour lécher. Mais au lieu de rencontrer les plaies, sa langue toucha le sol. Il ouvrit les yeux et, dans un halo de lumière, vit devant lui le Bouddha Maitreya. Stupéfait, Asanga dit :
« Voici douze ans que je médite sur vous et espère vous rencontrer, pourquoi ne m’apparaissez-vous qu’aujourd’hui ? »
Maitreya lui expliqua qu’il avait été à ses côtés depuis le début, mais que ses nombreux voiles l’avaient jusqu’à maintenant empêché de le voir, et que ce n’était qu’aujourd’hui, dans la grande compassion qu’il venait d’éprouver pour la vieille chienne, que ses derniers voiles s’étaient dissipés. Il ajouta :
« Si tu as des doutes, prends-moi sur ton épaule et allons au village. »
Asanga prit Maitreya sur son épaule et, rencontrant des villageois, il leur demanda, tout content :
« Voyez-vous qui est sur mon épaule ? »
Mais personne ne voyait rien. Il n’y eut qu’une vieille femme, dont le karma était particulièrement bon, qui vit une vieille chienne infirme avec des plaies suppurantes !
Asanga devint un grand maître du mahayana, et Maitreya lui transmit le cycle d’enseignements connu comme les « cinq enseignements de Maitreya ». »[3]
C’est ici que les deux traditions s’éloignent. Alors que le pratiquant de la voie du bouddha met cette histoire en résonance avec son propre cheminement, la tradition philosophique n’y voit que croyance populaire et crédulité. Mais où commence la crédulité, où débute l’intelligence profonde ? A chacun de le déterminer en son for intérieur. Malgré cette disjonction, les deux voies ne s’excluent pas. Adhérer aux enseignements de Kalou Rinpoché et Lama Denys ne signifie pas abandonner l’utilisation intelligente de son raisonnement. Cela signifie seulement que toute expérience n’est pas communicable à tout le monde. Ce partage ne peut s’effectuer qu’avec une personne qui souhaite le recevoir. Et de la même manière, toute personne extérieure à la transmission de l’enseignement du bouddha peut néanmoins adhérer à certains aspects de cette transmission qui entre en résonance avec sa propre expérience. Asanga est un maître dont l’ouverture d’esprit est difficilement réalisable, donc difficilement imaginable dans notre quotidien.
Ce que la tradition philosophique occidentale a retenu d’Asanga est principalement constitué de ses œuvres scripturaires. J. May dans l’article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédie universelle de philosophie[4] nous apprend que la tradition la plus généreuse attribut à Asanga sept œuvres, dont quatre sont disponibles en français :
- 1. Abhirdharmasamuccaya (Trad. Le compendium de la superdoctrine),
- 2. Abhisamayalamkara
- 3. Madhyantavibhaga
- 4. Mahayanasamgraha (Trad. La somme du grand véhicule)
- 5. Mahayanasutralamkara (Trad. L’ornement des sutras du grand véhicule)
- 6. Ratnagotravibhaga ou Mahayanauttaratantra (Trad. Le message du futur Bouddha ou La lignée spirituelle des trois joyaux),
- et 7. Yogacarabhumisastra
L’exégèse la plus critique ne lui laisse que la première et la quatrième œuvre, les œuvres numéro 2, 3, 5 et 7 étant celle de son maître Maitreya (-natha) (que certains spécialistes de plus en plus rares considèrent comme un personnage historique), et le Ratnagotravibhaga serait soit l’œuvre de Maitreya (-natha), soit celle de Saramati (ou Sthiramati) que l’école chinoise Hua-tsang, s’appuyant sur l’Avatamsakasutra, lui attribue[5].
En revanche, dans son introduction à l’Abhidharmasamuccaya (traduit en français avec le titre Le compendium de la super-doctrine d’Asanga), Walpola Rahula nous donne davantage de détails tirés de la biographie de son frère Vasubandhu écrite par Paramartha (499-569). Nous y apprenons qu’Asanga était le fils aîné d’un brahmane du clan Kausila. Il naquit à Purusapura (actuel Peshawar à l’époque territoire de l’Inde). De son plus jeune frère Virincivatsa, cette biographie nous dit seulement qu’il devint bhiksu dans l’ordre Sarvastivada et qu’il atteint l’état d’arhant. Quant à Vasubandhu, la biographie de Paramartha lui est entièrement consacrée.
Asanga fut également un bhiksu de l’ordre Sarvastivada qui par la pratique se libéra des désirs. Malgré cette réalisation, il ne parvenait pas à pénétrer la doctrine de la vacuité. Désespéré, il rencontra Pindola, un arhant de Purvavideha, qui lui exposa la doctrine du vide (sunyata) selon le Hinayana. Asanga comprit cette doctrine mais n’en fut pas pleinement satisfait, cependant il décida de l’approfondir. Rahula écrit qu’il « monta au ciel des Tusita par la vertu des pouvoirs surnaturels (rddhi) qu’il avait acquis au moyen de la méditation dhyana selon le Hinayana. Il y rencontra le Bodhisattva Maitreya, qui lui exposa la doctrine de la Sunyata selon le Mahayana. » En ayant réalisé le sens des enseignements de Maitreya, celui-ci lui exposa en détail les doctrines des Mahayana-sutra. Asanga voulut transmettre cette doctrine autour de lui, mais personne ne le comprit. Il pria donc Maitreya de venir expliquer cette doctrine. Celui-ci descendit donc de nuit réciter le Sutra des Saptadasabhumi à « une audience réunit dans une grande salle ». Ce Sutra rassemble les dix-sept sections du Yogacarabhumisastra (œuvre n°7). Le jour Asanga en faisait le commentaire pour éclairer l’audience.
Nous avons vu précédemment le divorce entre la tradition de la voie du bouddha et la tradition philosophique. Il existe également des passerelles. Paul Demiéville, spécialiste des traditions bouddhiques indo-tibétaines et chinoises déclarait :
« C’est par une surprenante méconnaissance des données les plus élémentaires de la psychologie religieuse (et littéraire) aussi bien que de la notion d’historicité, qu’on a voulu faire de Maitreya un personnage historique ».
Paul Demiéville conclut que faire de Maitreya un personnage historique est due « à la manie historiciste introduite de l’occident ». Adhérant à cette mise au point, Walpola Rahula conclut son aperçu sur l’expérience spirituelle d’Asanga ainsi :
« Il serait possible qu’Asanga ait considéré le Bodhisattva Maitreya comme sa divinité tutélaire (istadevata) et qu’il ait pensé ou eut l’impression qu’il tirait de lui son inspiration ».
Comme le rappelle conjointement Kalou Rinpotché à la fin de l’histoire de la réalisation d’Asanga et Etienne Lamotte dans l’avant-propos de La Somme du Grand Véhicule, la tradition Yogacara se réclame de cinq sastra d’inspiration maitréyenne :
- le Yogacarabhumisastra (n°7 sur la liste ci-dessus, Terres de la pratique du Yoga)
- le Ratnagotravibhaga ou Mahayanauttaratantra (n°6 sur la liste ci-dessus, Le message du futur Bouddha ou La lignée spirituelle des trois joyaux),
- le Mahayanasutralamkara (n°5 sur la liste ci-dessus, L’ornement des sutras du grand véhicule)
- le Madhyantavibhaga (n°3 sur la liste ci-dessus, Analyse du milieu et des extrèmes)
- le Dharmadharmatavibhaga (Analyse de la nature des choses ou La distinction des phénomènes et de leur nature ultime)
II.2/ Sur le rôle d’Asanga dans la conversion de Vasubandhu
Les deux traditions s’accordent sur le rôle que joua Asanga dans la conversion de son frère au Mahayana. Se faisant porter gravement malade, Asanga fit appeler à son chevet Vasubandhu. Asanga lui expliqua qu’il était responsable de sa maladie parce qu’avec son intelligence très fine et ses qualités de débatteur, Vasubandhu ne cessait de discréditer le Mahayana, et que pour cette raison, il connaîtrait des existences douloureuses. Toutes ces attaques et ces douleurs futures plongeaient Asanga dans la plus profonde affliction. Pour sauver son frère, Vasubandhu consentit à écouter l’exposé du Mahayana qu’il lui fit. Grâce à sa profonde intelligence, il en saisit rapidement l’authenticité. Le récit de Paramartha nous raconte qu’il devint à l’instar d’Asanga un pratiquant accomplit dans la compréhension et la réalisation du Mahayana. Il utilisa alors son intelligence pour exposer le Mahayana à qui voulait le comprendre et le pratiquer, corrigeant ainsi ses années de fourvoiement.
Cette partie de la vie d’Asanga et de Vasubandhu n’est pas sans rappeler Le soutra de Vimalakirti qui se rattache plutôt au second cycle de l’enseignement. Dans ce soutra, Vimalakirti se fait également porter malade. Le Bouddha voulant s’enquérir de son état de santé demande à différents disciples et boddhisattavas de se rendre à son chevet, mais tous refusent, tant Vimalakirti est doué d’une redoutable intelligence. Tous en ont fait les « frais » à un moment de leur cheminement. Finalement, seul Manjusri accepte de s’y rendre. Il s’ouvre ainsi à un exposé profond et brillant sur la vacuité.
Pour aller plus loin, il est possible de consulter les livres suivants :
Les traductions :
- Asanga, Mahayana-Sutralamkara, ed. et trad. Sylvain Lévi, Paris, Champion, 2 tomes, 1907 et 1911 (Bibliothèque de l’Ecole des hautes études, section Sciences historiques et philologiques, 159 et 190.
- La somme du grand véhicule d’Asanga (Mahayanasamghaha), ed. Etienne Lamotte, Louvain-la-Neuve, 2 volumes, 1938-1939, réed. 1973, I versions tibétaines et chinoise (Hiuan-tsang) ; II trad. Et comm., publications de l’Institut orientaliste de Louvain, 8.
- Le compendium de la super-doctrine (philosophie) (adhidhermasamuccaya) d’Asanga, traduit par Walpola Rahula, 1980, 2ème ed., Publication de l’Ecole française d’extrème-orient, volume 78.
- Le message du futur Bouddha ou La lignée des trois joyaux, traduit par François Chenique, 2001, Dervy.
Les études sur le yogachara :
- Grousset René, Les philosophies indiennes : les systèmes, II, Paris, Desclée de Brouwer, 1931, 14-60.
- Demiéville Paul, “Yogâcârabhûmi de Samgharaksa”, in BEFEO, n° 44, 1954, pp. 339-436.
- May J., « La philosophie bouddhique idéaliste », in Asiatische Studien ou Etudes asiatiques, 25, 1971.
[1] Le premier représentant étant Ashvagosha.
[2] Sur ce point, voir les travaux de Luduvic Viévard.
[3] Voir Kalou Rinpoché, La voie du bouddha, Paris, Seuil.
[4] Volume 2 au PUF.
[5] Cependant François Chenique nous apprend que Ruegg admet que Saramati pourrait désigner Maitreya dans une existence antérieure.